Bouaké : Dans les coulisses du Bizi, la prostitution déguisée
Le ‘’bizi’’, tiré de l’anglicisme business qui veut dire ‘’affaire’’, est l’appellation d’une activité qui prend de l’ampleur ces dernières années en Côte d'Ivoire. Il s’agit ni plus ni moins d’une nouvelle forme de prostitution qui se démarque du travail de sexe traditionnel par le mode opératoire des ‘’bizi-girls’’ ou des ‘’géreuses de bizi’’ comme elles se font appeler. Diversement apprécié au sein de la société, le ‘’bizi’’ est devenu tout de même une activité génératrice de revenus au profit des acteurs directs, de leur entourage et de certaines entreprises. Le cas des jeunes filles de Bouaké, centre de la Côte d’Ivoire, est éloquent.
A.P. est une jeune femme, la trentaine environ. « Géreuse de bizi » depuis bientôt deux ans, nous l’avons rencontrée dans un forum WhatsApp exclusivement dédié à l’activité de ‘’bizi’’. Pour accéder à ce forum, nous avons été soumis à un processus qui est commun à tous les forums que nous avons intégrés dans le cadre de ce reportage. Après avoir pris contact avec l’administratrice principale, nous avons reçu les conditions d’adhésion. Elles qui tournent autour d’un versement de 5000 FCFA comme frais d’inscription, présentation avec photo complète et engagement à respecter rigoureusement le règlement intérieur du groupe, dans lequel il est clairement inscrit : « l’inscription au club nécessite un degré de responsabilité. Si vous n’êtes pas majeur, abstenez-vous ». Le règlement demande également à tout membre du forum de s’abstenir de réclamer des photos des “bizi-girls” de façon exagérée. Après avoir satisfait à ces exigences, notre numéro téléphone a été ajouté au forum. Il est indiqué ceci : « Tout nouveau membre du forum a droit à un plan (ndlr : rencontre) gratuit avec la bizi girl de son choix ». L’objectif visé est la facilitation de son intégration afin de lui souhaiter la « bienvenue ». A.P. réside à Yamoussoukro, à plus de 96 kilomètres de Bouaké, la capitale de la région du Gbêkê. Cette situation géographique lui fait parfois perdre des clients. « Certains te contactent depuis Katiola ou Béoumi. Dans ces cas, le coût de la prestation monte parce qu’il faut y ajouter les frais de transport. Ce que beaucoup n’arrivent pas à supporter ». Néanmoins, A.P. ne se plaint pas. Elle rencontre en moyenne deux clients par semaine. Sa recette varie selon plusieurs facteurs. Ce qui est sûr, le montant le plus bas que peuvent générer ses prestations pour deux clients est de 10.000 FCFA. Interrogée sur le coût d’une prestation à effectuer à Bouaké, elle n’a pas hésité à brandir le chiffre de 12.000 FCFA. Au détail, elle explique que 2 000 FCFA sont réservés pour le transport et les 10.000 FCFA pour le « service rendu ».
Des éléments de facturation…
Tout dépend des exigences du client. En général, les ‘’bizi girls’’ fixent le coût de leur prestation en fonction du nombre de coups et des pratiques sexuelles souhaitées par le client. La facture est généralement salée quand il s’agit de faire une nuit entière. Dans ce cas, la prestation peut coûter jusqu’à 60.000 FCFA, confie K.F., une autre géreuse de Bizi résidant à Botro. Elle avoue même que c’est l’option la plus rentable. Si le montant est discuté et arrêté avant l’arrivée de la ‘’bizi girl’’, il peut aussi changer pendant la prestation. En clair, les clauses du contrat peuvent être révisées selon les circonstances, notamment le canal de prise de contact, le lieu de la rencontre et les pratiques sexuelles exigées par le client. La facturation peut varier d’une ‘’bizi girl’’ à une autre. Pendant que A.P., vivant à Yamoussoukro, facture à 12.000 FCFA une prestation à opérer à Bouaké, N. Z. habitant dans un quartier huppé de Bouaké, fixe son prix à 15.000 FCFA. De taille courte, teint clair, N.Z., paraît plus ouverte à la négociation que sa collègue H.J. Celle-ci reste campée sur sa position. Lors des négociations avec le client, H.J. s’oppose à toute demande d’envoi de photos. Par contre, N.Z. ne trouve pas d’objection à cette demande. Pour elle, « c’est une méthode pour mettre en confiance le client » et monter les enchères.
La recherche de clients
Tout part généralement des réseaux sociaux, notamment Facebook, mais la suite se fait plus facilement via WhatsApp. Dès les premiers échanges sur Facebook, Tik Tok ou encore Tinder, vous recevez un contact Whatsapp qui vous demande de venir en inbox pour plus de détails. Là, il n’y a pas de temps à perdre pour des discussions inutiles. C’est du business. Le temps, c’est donc absolument de l’argent. Le ‘’bizi’’ se démarque de la prostitution classique par le mode opératoire qui n’est rien d’autre que la recherche de clients en ligne. L’on peut penser que le choix de l’internet fait par les ‘’bizi girls’’ se justifie par la facilité et la rapidité d’atteindre un nombre élevé de potentiels clients en un temps record. Mais derrière se cache une autre raison. Selon E.C., économiste, et docteur en sociologie, « les réseaux sociaux offrent plus d’anonymat et de discrétion donc ils sont moins stigmatisants. Étant une pratique hors norme, les acteurs se cachent pour la pratiquer afin de ne pas s’exposer aux critiques de la communauté. Or, la rue ou les espaces publics n’offrent pas cette discrétion que la prostitution en ligne offre ». Les ‘’géreuses de bizi’’ ne sont pas les seules qui échappent aux regards du public grâce aux nouvelles technologies. « Les clients recherchent également cette discrétion; ce qui fait que la prostitution en ligne se développe. Les groupes WhatsApp de sexe sont créés à cet effet. Il suffira de les intégrer », explique le sociologue.
Le fonctionnement des groupes de ‘’bizi’’ sur WhatsApp
Sur les réseaux sociaux, les groupes de ‘’bizi’’ sont à peine voilés. Les annonces d’adhésion sont publiées à tout bout de champ et abondamment sur la toile. Les créateurs, appelés managers, dictent les règles à suivre. La condition sine qua non commune à tous les groupes sont les frais d’adhésion. Sur une dizaine de groupes expérimentés, l’on a constaté que les frais d’adhésion sont fixés à 5000 FCFA par groupe. Les frais sont à verser via un numéro Mobile money que l’interlocuteur derrière le clavier communique. C’est du ni vu ni connu. Dès que vous payez les frais d’adhésion, vous êtes automatiquement ajouté dans le groupe et vous recevez un message vous indiquant la suite de la procédure. S. Ornela, 44 ans, administre un groupe de ‘’bizi’’. Ancienne ‘’bizi girl’’, elle a déposé les armes pour encadrer et coacher les plus jeunes dans l’activité. Elle confie que dans son groupe, chaque nouvel adhérent a droit à une prestation gratuite. « L’objectif, c’est de faciliter son intégration et montrer que nous faisons du sérieux », souligne-telle. Une fois dans le groupe, les potentiels clients ont la possibilité d’aborder directement en inbox les filles. Celles-ci peuvent également faire le premier pas. C’est d’ailleurs la méthode la plus courante. Pour convaincre le client, tous les moyens sont bons, notamment le partage de photos et de vidéos de performances précédemment réalisées. Ce qui n’est pas le cas dans le cadre de la prostitution de rue. « À partir de quelques séquences de vidéos, les clients ont un avant-goût de la prestation de la travailleuse du sexe qu’ils sont amenés à choisir parmi tant d’autres. La prostitution de la rue n’offre pas cette possibilité aux clients, d’où la préférence pour la prostitution en ligne», explique Dr E.C.
S.T. vient de décrocher son diplôme de licence dans une université privée de la place. Client fidèle de plusieurs ‘’bizi girls’’, il avoue être très investi dans cette activité. Pour lui, c’est plus facile de contacter une fille prostituée en ligne que d’aller se pointer au fromager, au manguier, à Bouaké ou au marché à la recherche de filles de joie. « Jusque-là, tout s’est toujours bien passé. C’est du business. Chacun joue sa partition et à la fin, tout le monde est content », confie-t-il avec le sourire aux lèvres.
Le bizi comme alternative
Les raisons qui justifient la présence des “bizi girls” dans cette activité sont multiples et diverses, mais celle qui revient très souvent et semble même commune à toutes les bizi girls, c’est la précarité de leurs conditions de vie. Selon N. Z. et A.P, cette activité leur permet d’échapper à la précarité et de joindre les deux bouts. « J’ai tout essayé. Ce n’est pas de gaieté de cœur que je suis dans le bizi. Livrée à moi-même et sans un travail digne, j’ai opté pour le bizi qui me nourrit désormais », confie la première. Elle avoue par la suite qu’elle exerce cette activité grâce à l’influence de ses amies qui y étaient déjà. Les sorties en boîte de nuit entre copines et les “chill party” ont contribué à sa prise de décision. Pour ces deux bizi girls, le bizi est une transition vers une activité commerciale. C’est d’ailleurs l’objectif qu’elles s’étaient fixées au début. Elles ne comptent donc pas y demeurer toute leur vie même si pour le moment, elles sont encore loin du but. A.P. pense qu’il lui faudra encore un peu plus de temps pour lancer son commerce de friperie qui devait la sauver des griffes de la prostitution en ligne. Elle se contente pour le moment de satisfaire ses besoins vitaux. Elle n’a pas encore assez de réserves pour réaliser son projet.
Conscientes des dangers qu’elles courent
Les bizi girls sont conscientes des conséquences néfastes et du danger qu’elles courent dans ce métier. Elles tentent de se protéger comme elles peuvent. Sur le plan sanitaire, elles sont vulnérables face aux maladies sexuellement transmissibles, notamment les infections sexuellement transmissibles (Ist) et les maladies sexuellement transmissibles (Mst). Pour être à l’abri de ce danger, certaines bizi girls se soumettent rigoureusement à des contrôles sanitaires périodiques, confie une source responsable d’un groupe de bizi. Selon B.V., spécialiste en épidémiologie et santé publique, les acteurs impliqués dans cette activité de bizi s’exposent de façon permanente aux Ist (infections sexuellement transmissibles). « Il y a la gonococcie, la chlamydiose qui est une infection très dangereuse, mais très peu connue de la population », a-t-il indiqué. Le spécialiste en santé publique évoque l’ignorance des bizi-girls qui ne s’offrent pas des soins adéquats. « Ces Ist sont généralement causées par des rapports sexuels non protégés avec des partenaires à risque. Nos sœurs qui s’adonnent au bizi sont exposées à beaucoup de maladies. Elles n’ont pas souvent la présence d’esprit de consulter des professionnels de la santé qui s’y connaissent pour un diagnostic complet et un traitement adéquat. Elles font ce qu’on appelle un traitement probabiliste et souvent les gènes responsables de ces Ist, au lieu d’être tués, sont renforcés », a-t-il ajouté. Sur un autre plan, les bizi girls sont exposées à des actes de violences et d’insécurité. Elles peuvent subir des violences de par leurs clients ou encore constituées des proies à des crimes rituels. « Spirituellement et moralement, le bizi a également des inconvénients », ont laissé entendre certains responsables religieux et sages avec qui nous avons échangé sur le sujet. Ces derniers se sont montrés très réticents et n’ont pas souhaité répondre à nos questions.
Une activité fortement dénoncée
Sur la plupart des avis reçus sur le bizi, il ressort clairement que c’est une activité qui ne fait pas l’unanimité au sein de l’opinion. « C’est salissant pour la gent féminine. Elles ont refusé de fournir le moindre effort intellectuel ou physique pour choisir la voie de la facilité. Elles ont choisi de vendre leur corps pour de l’argent. Ce n’est pas bien pour l’éducation que nous avons reçue », s’insurge un web activiste. Il est appuyé par un autre activiste et leader d’opinion, qui estime qu’il faut fortement dénoncer le phénomène pour ramener les bizi-girls à une vie « normale ». « Il faut dénoncer cela par tous les moyens », a-t-il martelé. « Les hommes aussi doivent comprendre qu’ils courent beaucoup de risques en côtoyant ces filles (ndlr : bizi girls) », a-t-il ajouté. D’un autre côté, « des clients ont également intérêt à se méfier des bizi-girls qui développent toutes sortes de vices, notamment le vol », a confié un agent de la sécurité publique. Le bizi est dénoncé et contesté, mais légalement, il n’y a pas de dispositif pour conforter l’indignation de la société. A la Brigade des mœurs, les actions sont limitées à cause de l’absence d’une loi interdisant la prostitution en ligne. « Le problème en Côte d'Ivoire, c’est que la prostitution en ligne n’est pas interdite. C’est ça le vrai souci que nous avons avec ce qui se passe », confie une source. Pour tenter de limiter les dégâts, la Brigade des mœurs s’investit dans la sensibilisation et la répression contre les proxénètes. Précisément, dans le cas de bizi, la Brigade a dans son viseur, les « managers, responsables de groupes bizi et ceux qui jouent les intermédiaires entre bizi-girls et clients ». « Celui ou celle qui met en contact, c’est moyennant quelque chose. Si on prend ces gens-là, on va sévir. Si un administrateur de groupe WhatsApp joue ce rôle-là, on va le coffrer », a insisté l’un des hauts responsables de la Brigade des mœurs.
Oscar Kouassi
Correspondant régional