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Les attentats de Paris sont une nouvelle preuve tragique des failles de l\'Europe en matière de défense et de sécurité. Deux experts en géostratégie évaluent leurs conséquences, sur les plans politique et économique.

 

Eric Delbecque, auteur de L\'Intelligence économique pour les nuls (Editions First, octobre 2015) et de Patriotisme économique: un social-libéralisme?(édition numérique UPPR).

Thomas Gomart, directeur de l\'Institut français des relations internationales (Ifri). 

 

Montée des tensions internationales, poussée terroriste, crise des migrants, rétablissement des contrôles aux frontières, construction de murs aux confins de l\'Europe: est-ce la fin d\'une certaine forme de mondialisation? 

 

Eric Delbecque. Ces sujets sonnent plutôt la fin d\'un discours sur la mondialisation fait de mots bienveillants, comme \"village global\", \"libre-échange\" \"citoyen du monde\"... Toutefois, sous sa forme \"opérationnelle\", la mondialisation va perdurer: les flux financiers entre Etats et multinationales ne vont pas se tarir, ils seront simplement plus contrôlés.

Plus généralement, le libéralisme politique et économique va devoir intégrer les rapports de force concrets, réels et non modélisés par quelques experts. Il va devoir composer avec des réalités nationales et internationales où la demande de protection économique et physique est croissante. Les patrons doivent dès maintenant accepter l\'idée que le patriotisme économique devient incontournable, mais qu\'il présente aussi pour eux des opportunités de développement dans des territoires injustement délaissés.

 

Thomas Gomart. Oui. Nous sommes en train de sortir d\'une forme de \"mondialisation hors-sol\". Depuis la crise financière de 2008, on constate un retour de la violence politique et des réalités territoriales. On le constate, car ce retour touche désormais directement les pays occidentaux. Le visage de la mondialisation est double. D\'un côté, la mondialisation se propage via les technologies de l\'information. De l\'autre, la mondialisation se rétracte en termes politiques.

Plusieurs tendances contradictoires expliquent l\'impression de perte de contrôle. D\'abord, le retour assumé des logiques de puissance de la part d\'Etats qui privilégient leurs intérêts nationaux aux logiques d\'intégration. Ensuite, la diffusion du pouvoir à l\'échelle individuelle, qui permet à des individus isolés d\'avoir un effet systémique. Enfin, la complexité des grandes thématiques globales, comme le changement climatique, l\'accès aux ressources ou le terrorisme transnational... Encore largement répandue, l\'idée selon laquelle l\'intensification du commerce conduit mécaniquement à la coopération et à la paix est une idée fausse.

Certes, la mondialisation des vingt-cinq dernières années s\'est traduite par un incontestable enrichissement macroéconomique, mais elle a également entraîné une spectaculaire accentuation des inégalités, accompagnées de fortes marginalisations sociales et politiques. Le \"monde de Davos\" se fracasse sur le réel.

 

L\'Europe a-t-elle été naïve en matière de défense et de sécurité? 

E.D. Oui. Sur le plan commercial, Bruxelles a très bien réussi son entreprise de libre-concurrence. Mais l\'Europe s\'est parallèlement désarmée en tant que puissance économique, sécuritaire et militaire. Est-ce trop tard? Non. Les grandes nations concernées doivent se mettre d\'accord sur un projet de défense. Mais, pour réussir une bonne coordination des armées et des systèmes de renseignements, il faut absolument en rester à l\'échelon des gouvernements et ne surtout pas monter une usine à gaz fédérale.

A Bruxelles, quand les Etats ne veulent pas avancer, ils cachent leurs doutes, voire leur impuissance, sous le masque commode du fédéralisme. Comme dans un monde orwellien, la novlangue européenne consiste à appeler une chose, l\'impotence, par son contraire, le fédéralisme.

 

T.G. Il ne s\'agit pas de naïveté. Aujourd\'hui, la politique de défense de l\'Europe est au mieux inconséquente, au pire inexistante. Le problème fondamental est que les Européens n\'ont pas cessé de toucher les dividendes de la paix depuis 1991, sans vouloir voir que d\'autres Etats - la Chine, la Russie, l\'Arabie saoudite - relançaient leurs dépenses militaires, sans prendre la mesure du terrorisme et sans comprendre la politique des Etats-Unis, qui conservent leur primauté militaire.

Beaucoup de pays européens vivent encore dans l\'illusion d\'une assurance \"tous risques\" souscrite auprès des Etats-Unis. Or on assiste à un double désengagement, partiel mais réel, d\'Europe et du Moyen-Orient. Obama a été élu pour cela; il a bénéficié, en outre, d\'une révolution énergétique, qui réduit la dépendance de l\'économie américaine au pétrole du Golfe. A l\'inverse, l\'Europe demeure dans une forme de dépendance vis-à-vis du Golfe en raison de ses importations énergétiques et de ses exportations d\'armes.

Par ailleurs, les Européens, en coupant dans leurs dépenses militaires, ont abaissé leur niveau de protection, et restent tributaires du soutien américain. Même si la France est parvenue à maintenir des capacités significatives, elle dispose d\'une autonomie stratégique limitée. Un certain nombre d\'opérations ne peuvent être conduites sans soutien américain.

 

Le renforcement de la sécurité, voire la hausse de certaines dépenses militaires, nécessite de gros moyens financiers. François Hollande a déjà averti que les engagements européens de réduction des déficits publics pour 2016 et 2017 seraient difficilement tenus. Faut-il sortir les dépenses militaires des critères de convergence? 

E.D. Le général de Gaulle disait: \"L\'Etat ne peut pas manquer à son obligation de défense sans se détruire lui-même.\" L\'existence même d\'une République ou de toute forme de gouvernement repose sur sa capacité à assurer la sécurité des citoyens. Dans les circonstances actuelles, il faut faire passer le \"pacte de sécurité\" avant le \"pacte de stabilité\", pour reprendre les termes du président François Hollande. La sécurité et la défense ne doivent donc pas entrer dans le calcul pour déterminer le seuil des 3% de déficits publics autorisés.

On peut même aller plus loin et suggérer que les partenaires européens remboursent en partie les dépenses engagées par la France dans ses interventions extérieures au Mali, en République centrafricaine ou en Syrie, qui concourent à la protection de l\'ensemble des Européens. Bien sûr, en cas de cofinancement, il faudrait rendre des comptes aux autres Européens, mais le commandement reviendrait à la France.

 

T.G. C\'est un débat urgent et nécessaire, mais il faut l\'aborder avec honnêteté intellectuelle. L\'argument de la sanctuarisation des dépenses de sécurité est parfaitement recevable. Il ne faut cependant pas qu\'il serve à masquer une inconstance budgétaire et une incapacité à la réforme structurelle. La patience de nos partenaires européens a des limites...

 

Tout le monde reconnaît désormais le rôle trouble joué par l\'Arabie saoudite et le Qatar dans le financement d\'organisations terroristes. Faut-il couper les liens économiques avec ces pays? 

E.D. Quel changement de ton, en effet! A l\'égard de ces deux pays, on est passé de la complaisance financière à la vindicte sécuritaire. Je crains que l\'on ne soit dans la diplomatie de la posture. Or il faut jouer le jeu des réciprocités stratégiques. Si ces pays veulent investir dans l\'immobilier parisien, dans des entreprises prometteuses ou des clubs de foot, ils doivent cesser toute ambiguïté sur le sujet du financement au terrorisme.

A en croire certains, le réalisme imposerait de se plier en quatre pour attirer des investisseurs. C\'est oublier que ceux-ci ne viennent pas pour les beaux yeux de la France, mais pour s\'assurer un retour sur investissement. Il faut aborder froidement ces sujets, sous l\'angle de la \"codépendance\" des intérêts et non sous celui de la subordination à l\'argent ou, à l\'inverse, de la conduite martiale.

 

T.G. La France est influente, ce qui signifie qu\'elle est également influencée. Quand on parle de politique étrangère, il faut regarder aussi l\'influence militaire, économique, financière, politique, culturelle ou religieuse qu\'exercent d\'autres pays sur nous. Des Etats-Unis à la Chine, en passant par la Russie, de nombreux pays exercent une influence sur nos élites, tout en investissant dans notre économie. Comme toujours, c\'est complexe à démêler.

Concernant les pays du Golfe, le wahhabisme est une idéologie encouragée et exportée par l\'Arabie saoudite et les pays du Golfe. Avec des conséquences néfastes. Cependant, gardons-nous des jugements hâtifs, tout en nous essayant à un minimum de cohérence: on peut difficilement jouer les Torquemada avec la Russie et ne rien dire quand l\'Arabie bafoue les droits de l\'homme.

 

Justement, afin de s\'assurer du soutien de la Russie dans le conflit contre Daech en Syrie, l\'Europe doit-elle tourner la page des sanctions économiques contre Moscou?

E.D. Il existe un axe stratégique Europe-Moscou avec Paris comme pivot. S\'en passer constituerait une erreur pour le Vieux Continent. Les circonstances commandent de hiérarchiser les problèmes. L\'ennemi n°1, c\'est l\'intégrisme islamiste, qui tue sur notre sol. Il faut donc constituer une coalition avec la Russie pour l\'éliminer promptement.

Même si une telle alliance impose comme préalable de lever les sanctions. Ces sanctions économiques se révèlent inefficaces, vu la détermination de Vladimir Poutine, et même contre-productives, compte tenu des conséquences sur une population encline à davantage soutenir son chef.

 

T.G. La Russie s\'est livrée à une violation du droit international et à une modification des frontières sur le continent européen avec l\'annexion de la Crimée et la déstabilisation de l\'Est ukrainien. L\'Europe ne pouvait pas ne pas réagir. Or quels étaient les outils à sa disposition? Les sanctions et l\'action diplomatique.

La Russie, quant à elle, a manœuvré à la faveur de la guerre en Syrie. La levée des sanctions sera conditionnée à la mise en oeuvre des accords de Minsk. La Russie est un cas d\'école, car elle combine simultanément une attitude coopérative et agressive. Une éventuelle levée des sanctions dépend du pari que les Européens feront de son évolution à court et moyen terme.