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22 juillet 1986. Le monde du journalisme et des Lettres est assommé par la mauvaise nouvelle : Noël X. Ebony est mort[1]. Il est parti sans crier gare, alors même que les grands oiseaux mythiques de nos contrées, qui vivent près des malades et des grands candidats à la mort, n’ont émis aucun de leurs chants lugubres...

Son corps, gisant dans sa voiture, a été retrouvé dans un précipice, au bas de la Corniche de Dakar... Pour bien des personnes, surtout pour les intellectuels qui pensent savoir tout sur tout, et sur tout le monde, la vie d’Ebony a été abrégée ; un point, un trait. Non, le journaliste ne peut avoir été tué dans un accident de la circulation ordinaire, sur cette Corniche de Dakar, comme le dit la version officielle! Tout indique qu’il a été passé de vie à trépas, sans réelle finesse, vu que les indices d’un crime crapuleux sautent aux yeux dans ce précipice au mauvais visage. Par exemple, il n’y avait pas de clé de contact sur le tableau de bord de la voiture accidentée …

Très vite, les doigts accusateurs ont désigné le Palais présidentiel d’alors, où régnait, de sa hauteur ancienne, le Sage qui disait ne dormir que d’un œil.

Selon les récits de vie construits autour d’Ebony, le Président Houphouët-Boigny ne le tenait pas en grande estime, vu son indépendance d’esprit et son impertinence.

Il était connu qu’Ebony avait eu maille à partir avec lui suite à l’un de ses articles fait d’uppercuts et d’ « insolence » à l’endroit de l’illustre homme... Pire, le journaliste  avait ses entrées au Burkina de Sankara et au Ghana de Rawlings, dans ces années 80 connues pour être particulièrement agitées, au plan politique, avec son lot de coups d’Etat en Afrique de l’Ouest… Il n’en fallait pas plus pour pointer vers lui les doigts accusateurs...

Et pourtant…

Et pourtant, en dehors du bouleversant « Omar m’a tuer », dans ce monde de tous les crocs-en-jambe, où tous les impossibles vivent la vie des possibles, aucun mort ne désigne avec fermeté son meurtrier.

 

A propos de cette mort pour laquelle les milieux intellectuels, avec empressement, ont vite fait de trouver le coupable, il nous faut féliciter Traoré Yacouba Diarra, du journal L’Expression pour les excellents témoignages qu’il a recueillis auprès des amis de Noël Ebony, à Dakar, en 2011. Ces témoignages sont de bonne tenue, ils apportent un éclairage vif sur la vie sénégalaise d’Ebony et sur le poids de sa disparition chez ses confrères et condisciples sénégalais.

Dans son article, Traoré signale une chose importante, qui ne doit pas passer sous silence : « Mame Less Camara, correspondant de la BBC à Dakar et chroniqueur au quotidien Le Populaire est intrigué par un détail. Quelques semaines avant la mort de Noël, le cadavre d’un commissaire de police, Souaïbou Ndiaye, a été retrouvé au même endroit après une grève de policiers sous ses ordres. C’est à se demander, s’interroge-t-il, si ce lieu n’était pas un champ d’exécution des empêcheurs de tourner en rond. »[2]

Alors, faut-il maintenir les doigts accusateurs dans la même direction ? La réponse revient aux journalistes de Côte d’Ivoire. Je m’arrêterai sur ce point tout à l’heure.

 

 

I-             LE JOURNALISTE

Noël X. Ebony est à l’état civil Noël Essy Kouamé. Il a reconstruit son nom sous l’angle du pseudonyme est remplaçant Essy par « X », l’être ou l’élément multiple, et intégré « Ebony », mot anglais désignant «  ébène », ce bois dur et précieux de nos forêts africaines. Ebony peut aussi être perçu comme l’anagramme d’Um Nyobé, le leader camerounais qui a livré bataille pour réclamer l’indépendance de son pays... 

Noël Ebony a souvent fait mystère de sa date de naissance. D’aucuns le disent né en 1953. En 1968, à 16 ans donc, après avoir arrêté ses études, mené une vie de vendeur de disques et eu une brève existence au Ghana, il est entré en journalisme comme on entre en littérature, c’est-à-dire par passion.

En 1973, sous la houlette de Laurent Dona Fologo, directeur général de Fraternité Matin, il intègre la 4ème promotion du Cesti - l’école de journalisme - de Dakar. Il achève sa formation par des stages en France, puis au Canada.

A son retour, en plus de ses qualités journalistiques, il fait montre d’une vaste culture qui l’autorise à se lancer dans des secteurs délicats comme la critique musicale, la critique cinématographique. Il mène une vie pleine de journaliste à Fraternité Matin, Ivoire Dimanche et aussi pour le magazine Demain l’Afrique dont il est le correspondant. Il mourra, en 1986, avec le titre de rédacteur en chef du magazine Africa International, désormais basé en France et dirigé par Marie Roger Biloa. Il avait intégré ce magazine en 1985, sur recommandation des professionnels du secteur, et entendait le porter à hauteur d’un Jeune Afrique, par de grands reportages dans divers pays africains.

Comme l’indique son programme éditorial, Africa International se voulait l’un des fers de lance de l’Afrique engagée dans ses défis de développement. Ebony, en écho à son penchant pour les valeurs panafricaines et à ses rêves d’une Afrique debout, gagnante, entendait réveiller les sèves endormies de ce continent dont il ne fallait point désespérer, même si le très connu René Dumont disait d’elle qu’elle était « mal partie ». Pour lui, dans cette Afrique des coups d’Etat endémiques et des guerres nourries sous de petites braises, l’espoir était à créer, à inventer même, par des écrits faits de lumières, des écrits indiquant les écueils et les horizons à posséder…    

Dans sa biographie consacrée au Sage de Yamoussoukro, Grah Mel met en lumière, par exemple, un article musclé de Noël Ebony paru dans Demain l’Afrique, magazine dont il était, je l’ai dit plus haut, le correspondant pour la Côte d’Ivoire. Daté du 22 octobre 1979, cet article, dans un pays encore enfermé dans le parti unique et jaloux de sa « démocratie à l’ivoirienne », avait pour titre: « Côte d’Ivoire : qui sera Premier Ministre ? » C’était un véritable coup de tonnerre.

II-            LES CHEMINS DE L’EXIL

Dans cet article, et pour la première fois dans l’histoire du journalisme ivoirien, Ebony indiquait au Vieux, au Père de la Nation, la voie à suivre. (Or, jusque-là, c’était le Père qui indiquait la voie.) Dans un langage sans fioritures, le journaliste proposait une redistribution des cartes politiques, la création d’un poste de Premier Ministre pour contenir les appétits affirmés des cadres du PDCI ; ce qui avait l’avantage d’offrir, disait-il, une pente douce pour le retrait d’Houphouët de la vie politique ivoirienne. Permettez que je cite un extrait de cet important article :

« (…) Désormais, ce dont le pays a besoin, c’est d’obtenir un certificat de maturité politique et une assurance tous risques contre les intrigues incessantes et les troubles qu’elles annoncent. Le leader charismatique, semblable à un père de famille, craint-il tant, pour l’avenir de ses enfants,  sa disparition, qu’il en oublie que ceux-ci sont devenus adultes ? (…) Les Ivoiriens guettent le moindre signe de sa part. Par exemple, celui par lequel M. Houphouët-Boigny, pour parachever son œuvre nationale, donnera au pays, avant qu’il ne soit trop tard, les armes démocratiques qui le protègeront de l’aventurisme, en même temps que les moyens de garder son héritage. En somme, offrir à la Côte d’Ivoire la perspective d’une alternance démocratique, la seule garantie d’une vraie stabilité. »[3]

Mal lui en a pris : Ebony fut convoqué, pour une explication de texte, au Palais présidentiel, par le patron des lieux en personne.

Le journaliste, officiellement âgé de 26 ans cette année-là (ne me demandez pas ce que l’âge a à y voir quand on rencontre un dinosaure de la politique), confia à ses proches que son interlocuteur manqua de s’étouffer de colère…

Noël Ebony qui, avec son ami Zadi Zaourou – personnage connu pour avoir une tête d’opposant et d’activiste politique à l’époque –, entendait écrire le roman du mariage morganatique entre une belle Mercedes et un Caterpillar aux muscles constamment furieux; mariage qui se terminerait sur le bd de Gaulle, précisément derrière le stade Houphouët-Boigny, dans un grossier accident, était bien servi… Pour sûr qu’en face de lui, il y avait un véritable Caterpillar…

Ebony, dont la vision journalistique avait pour maxime l’indépendance d’esprit, la fermeté de la plume, le devoir d’irrévérence (c’est une belle formule d’Honorat De Yédagne chaque fois qu’il parle d’Ebony!) choisit le chemin de l’exil. Car, comme il l’écrit, la liberté ne luit dans aucune mort : « Si la nuit à minuit t’encombre/ retire-toi retire-toi des pénombres/ la mort est le continent mort où ne pousse liberté ni rêve »[4].

Par son départ, il entendait demeurer un journaliste debout, fidèle à ses principes, et non un journaliste incliné, appelé à taire sa conscience agitée ou, pire, à se faire dicter ses écrits. Il était un « journaliste », et non un « journaliste ivoirien ». Point, barre. D’aucuns ont vu en lui l’un des prototypes du journaliste « ni neutre ni partisan » cher à mon aîné et chef, Zio Moussa, cet autre excellent journaliste, ou mieux, ce journaliste sur les remparts, qui monte la garde pour préserver les valeurs de l’éthique et de la déontologie, ces exigences intrinsèques à la pratique du journalisme universel. 

Dans l’un de ses écrits littéraires, à travers l’image du poète, Ebony résume bien sa vision du journaliste : « Mais poète, quel mérite étant île à n’être point mouillée ? » Il faut comprendre, ici, ces mots : « Mais journaliste, quel mérite étant île à n’être point mouillée ? » 

Pour lui, le journalisme sera un métier de gens debout, ou ne sera pas ! C’est pour cette raison qu’il destine aux journalistes et à tout être, ces vers pleins de force d’indépendance :

« Ceux qui disent on pour je

oui pour non sans choisir

la bouche fade

bâillent du nez

les hommes libres sentent mauvais 

(…) l’espoir dure

le temps des rumeurs

puis silence

et le tyran

mais les tyrans n’ont pas d’avenir»[5]

 

C’est cette philosophie de l’esprit indépendant, de l’indépendance majuscule de la plume, qui a commandé aux tout premiers administrateurs de l’UNJCI de le choisir comme écusson, comme icône de leur combat pour un journalisme de Côte d’Ivoire assumé, responsable, désireux d’atteindre et de garder les hauteurs. Bref, l’UNJCI l’a choisi pour qu’il soit un modèle à suivre et, surtout, à vivre par les jeunes générations.

C’est aussi pour cette même raison qu’un grand nombre de ses amis, en provenance de divers coins du monde, a tenu à assister à son inhumation dans son village, à Koun-Fao. Certains, comme Bernard Zadi qui le tenait pour son frère de sang, entendaient planter un baobab près de la tombe, pour rappeler au passant le gigantisme du défunt…

Ebony, le journaliste, on le sait, a prolongé sa vie dans la littérature, cet autre champ de bataille où la liberté, l’indépendance intégrale, sont l’oxygène rendant vivante la plume. 

 

 

III-           LE LITTERAIRE

Noël Ebony est entré en littérature en 1983 avec la publication de son livre de poésie intitulé DEJA VU, un livre dérangeant au plan de l’écriture, neuve au plan formel, dans lequel a été encarté un feuillet de 13 poèmes intitulé CHUTES. Editée chez Ouskokata par son amie Nidra Poller, une Américaine installée en France, cette double œuvre témoigne de ses grandes qualités littéraires. Nidra Poller dira à cet effet:

« Lorsque j’ai rencontré Noël, il brillait comme un diamant. Sa poésie était nouvelle et originale (…), en rupture avec la vieille négritude, et me semblait ouvrir sur un monde, sur l’humanité… »

Lilian Kesteloot, l’une des meilleures spécialistes d’Aimé Césaire, de Senghor, de Dadié et des écrivains africains des premières générations, voit en lui le «Soyinka de l’Afrique francophone». Véronique Tadjo, pour sa part, dit : « Je me sens proche de Noël Ebony du point de vue de ma conception de la poésie ». 

Dans Déjà vu, Ebony témoigne, avec véhémence, de son refus des fers, d’où qu’ils proviennent. De fait, il n’entend point s’enfermer dans un genre littéraire précis. Sa plume se fait polyphonie, dans la démarche d’une Julia Kristeva dont il est proche et qui entend dire les pluralités non simplifiables du monde... Sa plume ne se fixe aucune borne, elle avance selon son inspiration faussement débridée, loufoque, tète aux mamelles du conte, de la nouvelle, de la poésie, des onomatopées abondantes, des bruits arrachés aux choses. Cette œuvre s’ouvre aussi aux lèvres du théâtre, avec parfois des personnages encodés : l’homme à la voix d’airain, L (peut-être Liberté), I (peut-être Indépendance), P (peut-être Professeur, comme un certain Zaourou)…

Le verbe haut, le poète dénonce sa terre « ididadaminisée », ses « contrées acidulées des anacondas bricoleurs » ; mord celui qui « « passait notre mémoire en contrebande des décennies revassalisées, redévalisées, redéboisées, refroidies » ;  se rit des « matraques p’uniques » imposées à ceux qui sortent des rangs parce que refusant le suivisme moutonnier ; chante les meurtrissures de l’exil qui est un « voyage entrepris les fesses entre deux bornes frontières »… Il se fait porte-voix des peuples sans frontière, sur tous les continents, car il est la « somme des arbitraires », « le gardien de cette terre à nulle autre pareille », « la voix de ceux dont la voix a été cadenassée ». De fait, il réclame, contre les fossoyeurs de ses rêves, le réveil des énergies endormies : « O, Vous qui avez semé la servilité/ Cueillez donc la colère qui lève sous notre refus/ Echine droite »

Puis, avec une passion christique, il interroge : « Pourquoi ne ferait-il pas jour/ passée la nuit (p72). Car dans le jour qu’il faut contraindre à naître, il pourrait vivre sa vie d’homme et, auprès de sa belle, « saisir la chair rouge des salives / gémir sur les poudres d’or de (son) corps ».

La poésie d’Ebony, au plan des thèmes, porte en elle, inévitablement, les morsures de son exil dû à l’article que j’ai cité plus haut. Dans un admirable poème intitulé Amour d’une chaise (la chaise étant la métaphore du pays), il pleure cette situation qui mutile sa vie intérieure :

Je suis amoureux d’une chaise

A première vue, cela paraît facile

Mais c’est plus compliqué que ça n’en a l’air

Aimer une chaise, c’est un peu comme aimer la difficulté

Mais on ne le fait pas exprès

C’est l’amour qui veut ça

 

Or un jour

Ma chaise se couvrit de coussin.

Elle m’accueillit à bois ouverts

Je caressai sa peau d’ébène

Et elle m’attira à elle.

Lorsque je m’étendis en elle

Elle s’écrasa sous moi,

Et se désintégra sans crier gare

 

Depuis lors, je pleure ma chaise

Et je cours debout à travers le monde

Cherchant une chaise à aimer où m’asseoir »[6]

 

Mais, Ebony est aussi un anti-poète dont les écrits, faits d’inventions lumineuses, émeuvent les esprits fins. J’aurai l’occasion de m’arrêter sur son langage poétique dans d’autres contextes.

 

Il est bon de souligner, en passant, que pour servir son art littéraire, pour déterminer son champ esthétique et pour se prémunir contre les attaques des mauvais critiques, il a signé, dans un style bien assommant, une postface qui, à la vérité, est un vrai manifeste éclairant sa démarche d’écrivain nourri aux grandes lumières surréalistes:

 

«  L’art naît net.

Il est point.

Absolu, total, immédiat, etc., point.

Une réalité rare, énorme, parfaite (Xénakis) dans son in)

achèvement, étrange, complexité, inquiétante étrangeté,

déjà vu.

Lire l’art, ou reécrire ; dire l’acte, réagir.

Poser l’autre acte, pur, fini, dans sa brute qualité.

Le dire ne produit ni ne réduit encore moins induit

L’acte’art, le prolonge certes (cf BZZ, Kristeva) longe le

geste.

Parallèlement. Sans s’y fier ni fondre. Pareillement.

Dire est dur sur lui soi,

Désir d’être pro) (jet de désirs, boomerang, double bind,

déjà vu.

Le miroir est ses débuts la geste est sa Fin.

(+ texte postexte qu’angst, Unheimlichkeit = DV)[7]

 

 

Tout exilé, qui porte ses rêves en écharde du fait des blessures de l’éloignement, et dont la vie semble avoir été raccourcie, meurt souvent de plusieurs morts.  Tel est le cas du personnage au centre de mon intervention.

 

IV-          EBONY, LA FIN ET LA SUITE 

« La fin et la suite » : c’est le sous-titre que Grah Mel a donné au 3ème tome de sa lumineuse biographie consacrée à Houphouët-Boigny. Je pense que les notions de « fin » et de « suite » sont valables pour Ebony.

Le journaliste et poète est mort : c’est un fait. Mais à la vérité, il est mort trois fois. Et cette mort triple, cette fin à trois visages, appelle une suite.

 

Après sa mort sur la Corniche dakaroise, Ebony a vécu une seconde mort : celle que lui ont infligée ses collègues journalistes.

a/ la seconde mort d’Ebony

Ebony n’était pas un nain dans le monde du journalisme. Que non ! Il était un journaliste grand, un modèle d’exigence et de hauteur morale. Il était de ces journalistes au regard droit, qui montrent une tête de défi à quiconque entend leur corrompre leur autonomie. Sa mort, curieuse, suspecte, faite d’interrogations infinies, doit appeler curiosité et regard fouineur chez les journalistes de Côte d’Ivoire.

Sur cette mort, les littéraires font leur part. Il n’est que de s’arrêter sur l’excellente nouvelle Du Sang sur la Corniche publié par Tiburce Koffi dans le journal Fraternité Matin pour s’en convaincre. Dans ce texte vivant et agité, l’auteur ouvre de grandes portes sur les circonstances du drame. A titre personnel, en 1990, j’ai donné à ma nouvelle publié chez Sépia éditions un titre qui n’est rien moins qu’un mot de son invention, pour lui dire la dette que les poètes de ma génération lui doivent : « M’amante ».

En 2011, à l’occasion de la célébration des 25 ans de sa disparition, les hommes de Lettres, réunis au musée de Cocody autour de l’association Point de Lecture, ont remis à hauteur de lumière sa mémoire. Universitaires, écrivains, comédiens ont restitué ce personnage à sa hauteur légitime…

Les journalistes font leur part, me dira-t-on.

Oui, ils jouent leur partition par les prix Ebony.

 

Cette partition ne doit pas occulter un élément majeur, le premier sans doute, qui doit occuper les femmes et hommes de média de notre pays. Depuis 1986, c’est-à-dire depuis 30 ans, pas un seul de nos journalistes ne s’est proposé de conduire une enquête pour apporter les réponses aux sombres questions qui voilent cette mort.

 

Les journalistes, nos journalistes, qui peuvent lever des bataillons d’enquêteurs pour apporter les meilleures lumières sur sa mort, sont comme devenus amorphes, oubliant qu’ils sont détenteurs de la meilleure des armes : l’enquête.

 

Les chemins de l’enquête ne sont point périlleux, vu que, depuis un bon moment, le dossier Ebony semble comme déclassifié ; les principaux concernés n’étant plus aux affaires... Ne reste plus que la volonté. Une volonté collective.

 

Peut-être sommes-nous, amis journalistes, des partisans de la Saint Glinglin. Peut-être ne voulons-nous qu’advienne ce jour de vérité sur la disparition d’Ebony…

 

N’a-t-on pas de journalistes d’investigation dans notre pays ?

A moins que le journalisme ivoirien ne soit limité à un journalisme dans le douillet des salons… Pourquoi cette inertie, là où il nous est demandé de faire vivre, au grand jour, les faits et la vérité sur la mort de l’un des plus grands hommes de média de notre pays ?

 

A moins que…

A moins que l’on n’attende, une fois encore, que les journalistes occidentaux ne s’emparent de cette enquête, pour nous dire, pour dire aux journalistes de Côte d’Ivoire, ce qui s’est passé le 22 juillet 1986 sur la Corniche de Dakar. Les résultats d’une telle enquête journalistique pourraient nous surprendre, et les doigts accusateurs pointés vers celui qui fut l’homme au grand âge pourraient prendre d’autres directions…

 

b/ La troisième mort d’Ebony

Noël Ebony avait annoncé, lui-même, la publication prochaine de certains de ses textes inédits.

Je voudrais saluer, ici, le travail fait par Touré Aboubacar Cyprien, le co-créateur, avec Niangoran Porquet, de la griotique, et Mory Traoré, le tenant du « théâtre ouvert », pour une meilleure connaissance de son talent de dramaturge. Ces deux hommes de théâtre ont fait jouer, en 1988, dans le cadre de CAMPUS 88, par la Compagnie Masques et Balafons de l’Université de Cocody, l’adaptation africaine qu’Ebony avait faite de la pièce L’amour du prochain du Russe Andreiev. On y avait découvert un Ebony flamboyant dans la langue de Moussa dont il était l’un des grands défenseurs dans les colonnes du magazine Ivoire Dimanche. Cette pièce sur l’humain, rappelons-le, met en situation l’histoire d’un homme qui a décidé de se jeter du haut d’une montagne. Une importante foule se constitue alors, chacun luttant pour être aux premières loges, pour ne rien rater du spectacle. Un commerce florissant s’installe aussitôt, pour offrir aux spectateurs divers conforts (boissons, sandwich, etc.). L’espace annoncé du drame vibre de toutes les chaleurs, de toutes les discussions et de l’attente heureuse du saut fatal. Mais le candidat au suicide traîne à passer à l’acte. Il est alors l’objet de toutes les insultes, de toutes les colères, car le temps passe, passe… A la fin du spectacle, l’on saura que l’homme s’y était perché à la demande d’un homme d’affaires qui voulait faire du fric sous la montagne où s’était retrouvée toute la ville…   

Je voudrais, également, saluer l’excellent travail fait par le critique Jean-Pierre Orban dont les efforts ont permis la publication, en 2010, chez L’Harmattan, de l’intégralité des pièces composant le recueil intitulé Quelque part, le troisième d’Ebony après Déjà vu et Chutes. Il faut espérer que, dans la foulée, l’œuvre inédite à quatre mains qu’Ebony a écrite avec son seul fils connu, Zié Ebony, soit publiée.

Le grand public ne le sait pas : Ebony est l’auteur d’un bon petit nombre de textes inédits. 30 ans après sa disparition, ses écrits ne sont pas publiés. Pourquoi ?

Il y a quelque dix ans, l’un  de ses amis, Paul Dakéyo, poète et éditeur, patron des éditions Silex/ Panafrika actuellement établi à Conakry, me confiait qu’il a dû annuler la publication d’un de ses titres inédits (qui était presque sous presse). La raison est qu’un membre de sa famille faisait des difficultés : il réclamait, à mots couverts, des sous non prévus par l’éditeur…

Ce que je retiens, c’est que la non publication des textes inédits de Noël Ebony,  30 ans après sa mort, est le symbole de sa troisième mort. Aujourd’hui, on en est à se poser bien des questions nettes et claires:

que deviennent les manuscrits de Conte d’octobre ?

que deviennent ses contes pour enfants inédits ?

que devient sa pièce de théâtre en vers « Abidjan Conjoncture » ?

que devient son roman inédit Les Masques, consacré, souligne Ebony lui-même, au « drame d’un continent à travers le regard complexe de Babacar Faal, metteur en scène sénégalais en rupture de ban, écartelé entre deux images du père où se reflètent les contradictions d’une identité inassouvie »[8]?

 

Ces questions, pour l’heure, sont sans réponses. Cependant, selon les informations communiquées par Orban, de gros efforts sont faits dans le cadre du programme Manuscrits francophones du sud, pour la publication de ce qui doit l’être.

 

Car les écrits d’Ebony sont faits pour être lus, et non pour dormir d’un sommeil de mort dans les tiroirs…

 

Il faut donc espérer.

Il faut espérer vivement que demain vienne avec la lumière, pour permettre aux lecteurs de rencontrer cet auteur fabuleux dans son intégralité, dans son entièreté, dans les charmes multiples de sa plume.

 

CONCLUSION

 

Ebony est un livre qu’on ne peut épuiser dans ces quelques lignes que je lui consacre à l’invitation de l’UNJCI          – au moment où cette Union va lui faire fête, une énième fois, dans le cadre du prix portant son nom – et de son président, mon ami Traoré Moussa.

Nous savons tous que lorsque s’ouvre la saison de ce prix d’excellence, le journaliste et poète Noël X. Ebony revient de son île de mort. Sa célèbre photo où il apparaît dans la blancheur presque de son costume rehaussé d’un nœud papillon, le regard empli de sureté, le visage hiératique, la moustache heureuse car contrôlée, fait alors la ronde des médias...

 

Sur cette photo bien…cinématographique, il revient pour questionner nos vies de journalistes désireux de marcher dans ses pas, et pour mesurer le chemin que nous traçons pour nous rapprocher de ses visions, de ses convictions,  c’est-à-dire en ces lieux intérieurs où se fécondent l’éthique et la déontologie journalistiques universels.

 

Permettez-moi de terminer mes propos par un autre vœu que résume bien Jean-Pierre Orban, ce critique littéraire qui s’intéresse à la génétique des textes littéraires d’Ebony.: « Je  crois aussi, dit-il, qu'il faudrait qu'un jour quelqu'un s'attelle à la biographie de Noël Ebony. Une biographie à l'anglo-saxonne (cela plairait à Noël !) qui traque les faits, ne les invente ni ne les interprète trop. Il serait intéressant de faire resurgir sa vie : le contexte dans lequel elle s'est déroulée, les acteurs qu'il a côtoyés. Mais cela nécessite une indépendance notamment politique (quel que soit son camp), pour voler assez haut au-dessus des nids de coucous. »[9] 

Je voudrais m’arrêter ici et remercier l’UNJCI pour m’avoir invité parmi vous, pour faire revivre la longue et riche mémoire de Noël X. Ebony, cet écrivain et journaliste devenu un héros, à juste titre, pour les médias de notre pays.

Henri N’KOUMO

Critique littéraire, journaliste culturel,

ex-collaborateur extérieur à Fraternité Matin

Maison de la Presse, Abidjan, le 7 décembre 2016.

 


[1] Le présent texte est la version intégrale de ma communication dite à l’invitation de l’UNJCI ; la version rendue ayant été réduite, pour un confort d’écoute et pour tenir dans les délais impartis.

[2] Traoré Yacouba Diarra, L’Expression du vendredi 4 novembre 2011. Publication en ligne.

[3] Frédéric Grah Mel, Félix Houphouët-Boigny, tome 3, La fin et la suite, p 261.

[4] Si la nuit, in Chutes. Les poèmes d’Ebony cités dans cette communication sont tirés de l’ouvrage publié chez d’Ouskokata en 1986.

[5] Le mal rêveur, in Chutes.

[6] Noël Ebony, Amour d’une chaise, in Chutes.

[7] Déjà vu, p 191.

[8] Jean-Pierre Orban, Introduction à l’œuvre de Noël X. Ebony à partir du manuscrit de Quelque part, in Les manuscrits francophones du sud : état des lieux.

[9] Entretien de Boniface Mongo-Mboussa avec Jean-Pierre Orban, Africultures, magazine littéraire en ligne, édition du 29 novembre 2010.