bombardement-de-bouake-ce-qui-sest-reellement-passe-un-journaliste-francais-explique-tout.jpg

Vingt ans après le bombardement du camp militaire français de Bouaké, en Côte d’Ivoire, qui a coûté la vie à neuf soldats français et à un agronome américain, un nouveau livre-enquête, intitulé ‘’Bouaké, hautes trahisons d'État : Contre-enquête sur le meurtre de soldats français en Côte d'Ivoire’’, braque le projecteur sur la fuite des deux pilotes biélorusses par le Togo. Quel est le ministre ou le conseiller de Jacques Chirac qui a pris la décision de les laisser filer ? Pourquoi a-t-il refusé de livrer les pilotes à la justice ? L’auteur de cette enquête, Emmanuel Leclère, grand reporter à France Inter, a réussi à avoir accès à toutes les pièces du dossier judiciaire.

 

20 ans après le bombardement de Bouaké, on ne sait toujours pas pourquoi la France a laissé filer les deux pilotes biélorusses qui opéraient au-dessus de Bouaké ce jour-là et qui avaient été interceptés au Togo quelques jours plus tard... Alors d'abord, qui à Paris a pris la décision ?

Alors moi, personnellement, je ne sais pas s'il y a eu une autorité en tant que telle qui a pris cette décision. Est-ce que ça s'est joué du côté du ministère de la Défense, du côté de Michèle Alliot-Marie ? Est-ce que ça s'est pris du côté du Quai d'Orsay, du côté de monsieur Michel Barnier, qui n'était autre que le ministre des Affaires étrangères en novembre 2004, puisque ça s'est passé au sein d'une ambassade dont il avait la tutelle ? Ou est-ce que ça s'est passé du côté de l’Elysée ? C'est un mystère.

 

La thèse qui est privilégiée par la justice française, c'est que la décision de laisser filer les deux pilotes a été prise par trois ministres de l'époque : Michèle Alliot-Marie à la Défense, Michel Barnier aux Affaires étrangères et Dominique De Villepin à l'Intérieur, et cela après concertation entre les trois…

Oui, alors ça, c’étaient les soupçons de la juge d'instruction, la dernière juge d'instruction dans cette affaire, la juge Sabine Khéris, puisqu'elle constatait que des notes étaient remontées depuis le Togo pour avertir Paris qu'il y avait des suspects arrêtés au ministère de l'Intérieur togolais. Et là, effectivement, officiellement, il n'y a pas eu de réponse, aucun ordre écrit venant ni du ministère de la Défense, ni des Affaires Etrangères et ni de l'Intérieur. Du coup, la juge, qu'est-ce qu'elle s'est dit ? Qu'effectivement, a priori, ça ressemblait à une concertation entre ministres pour laisser filer les assassins des soldats.

 

Mais vous, Emmanuel Leclère, vous semblez privilégier la thèse d'une décision prise à l'Elysée. Le chef de la cellule Afrique de l'Elysée, c'était le diplomate Michel de Bonnecorse. Devant la justice, il a déclaré qu'il n'avait jamais été mis au courant à l'époque. Qu'est-ce que vous en pensez ?

Alors, Michel de Bonnecorse est venu effectivement au procès il y a trois ans, devant les Assises de Paris en avril 2021, et a maintenu le fait que lui-même n'avait jamais été mis au courant pour ces suspects arrêtés au Togo.

 

Du côté du Quai d'Orsay, Nathalie Delapalme, qui était à l'époque la conseillère Afrique du ministre Michel Barnier, a affirmé devant un juge que c'était Michel de Bonnecorse qui « avait la main »…

C'est ce que je vous dis. Il aurait fallu à ce moment-là qu'effectivement la juge d'instruction confronte éventuellement ces deux personnages. On avait la spécialiste Afrique du Quai d'Orsay et on avait le spécialiste Afrique de l'Elysée. Et les deux se renvoient la balle sur ce sujet. C'est quand même extrêmement dérangeant.

 

Donc Bonnecorse dit que c'est Delapalme et Delapalme dit que c’est Bonnecorse. À votre avis, lequel des deux est le plus proche de la vérité ?

Ce que je raconte dans mon livre, c'est que, dans des pays comme la Côte d'Ivoire ou le Togo, les ambassadeurs en général appelaient qui au téléphone ? Moi j'ai le témoignage de Monsieur Le Lidec, en Côte d'Ivoire, qui dit qu'il en référait à qui ? A monsieur de Bonnecorse. Ce que j'ai vu sur le procès-verbal, c'est que Monsieur de Bonnecorse, quand il est auditionné, dit qu'il ne se souvient même plus du nom de l'ambassadeur de France au Togo, Monsieur Hauleville, alors que, en 2005, il va gérer la mort de Monsieur Eyadéma, il va au Togo. Voilà, c'est ce genre d'indices qui me font penser que Monsieur de Bonnecorse a la mémoire bien fragile.

 

Le grand fil conducteur dans cette affaire, dites-vous, c'est que personne n'est responsable à Paris. Mais qu'est-ce qui fait que Jacques Chirac et son entourage et ses ministres se disent « Allez, on les laisse rentrer chez eux, tant pis pour la justice » ?

La bataille d'Abidjan, entre le 6 et le 9 novembre 2004, c’est très important. Les Français ont tué des civils. Au bout de quelques jours, ils se rendent compte du bilan et, malgré tout, ils doivent continuer à avoir des relations avec la Côte d'Ivoire. Laurent Gbagbo n'a pas été débarqué.

 

Donc vous privilégiez la thèse que Paris voulait se réconcilier avec Laurent Gbagbo ?

Bien sûr. Alors là, pour le coup, le général Jean-Louis Georgelin, à l’époque chef d’état-major particulier de Jacques Chirac, au procès l’a très clairement dit en parlant même de « realpolitik ».

 

Dans votre livre, on découvre que, dès le jour de l'arrestation des deux pilotes au Togo, le chef du dispositif français Licorne en Côte d'Ivoire, le général Poncet, est mis au courant. Alors, 20 ans après la mort de ses neuf compagnons d'armes, est-ce qu'il ne pourrait pas avoir envie de parler, lui ?

Alors il parle beaucoup, le général Poncet. Il a beaucoup évolué, surtout que cela mériterait qu'effectivement, une commission d'enquête parlementaire le réentende. Ça sera peut-être à une commission d'enquête parlementaire, un jour, de savoir qui aurait dû faire quoi, qui a menti. Il me semble déjà que ce qu'il faudrait, c'est que toutes les personnes qui ont menti pendant des années devant des juges d'instruction, à commencer par madame Alliot-Marie alors qu'elle était ministre de la Justice, assument.

Source : Rfi