Violences contre les noirs / Moncef Marzouki : « Les déclarations de Kaïs Saïed ont abîmé l'image de la Tunisie sur le continent »
Vive polémique en Afrique depuis les propos du président tunisien Kaïs Saïed. Mardi dernier, lors d’un Conseil national de sécurité, le chef de l'État avait désigné les immigrants clandestins d’Afrique subsaharienne comme des « masses incontrôlées », des « hordes de migrants clandestins » ayant pour but de transformer la Tunisie en « pays africain seulement », de l’arracher « aux nations arabo-musulmanes ». Plusieurs organisations ont dénoncé un discours « raciste et haineux ». Le 25 février, sur RFI, le ministre tunisien des Affaires étrangères, a démenti tout propos raciste, pointant plutôt des groupes cherchant à envenimer la situation. Ce 27 février, notre invité est Moncef Marzouki, l'ancien président tunisien de 2011 à 2014. Pour lui, les déclarations de Kaïs Saïed ont abîmé l'image de la Tunisie sur le continent.
Moncef Marzouki, comment réagissez-vous aux déclarations de Kaïs Saïed sur les migrants et comment vous qualifieriez ces déclarations ?
Lamentables et irresponsables. L’impact, comme vous le savez, a été catastrophique. Sur le plan national, vous avez des Noirs tunisiens qui ont été agressés dans la rue, donc des citoyens tunisiens pris pour des immigrants clandestins. Il y a un certain nombre d’étudiants africains qui ont été terrorisés, qui n’osent plus sortir de chez eux. La réputation de la Tunisie a été ternie, moi je dirais de façon très grave, au niveau de l’Afrique subsaharienne. Et à très long terme… À moyen terme, à mon avis, je ne dirais pas une rupture avec l’Afrique parce que, heureusement, il y a des Tunisiens qui se sont manifestés. Moi-même, j’ai présenté mes excuses à nos amis, à nos hôtes africains et j’espère qu’on pourra ramasser un peu cette catastrophe parce que c’est une vraie catastrophe sur le plan politique.
Le président Saïed a parlé d’un phénomène migratoire dont le but serait de transformer l’identité du pays, de changer la composition démographique de la Tunisie. Est-ce que ce discours porte au sein d’une frange de la population tunisienne ?
C’est le discours type de tous les racistes. Vous avez, ici, en France, exactement le même type de discours puisqu’on parle du grand remplacement. Aux États-Unis aussi on parle du grand remplacement. Donc c’est un discours, je dirais, passe-partout, utilisé par tous les présidents populistes. Donc c’est quelque chose à la fois de mesquin, d’ancien et de banal. Maintenant, moi, ce qui a attiré mon attention c’est qu’il a dit que c’est un véritable complot qui a été ourdi il y a très très longtemps pour changer la nature démographique de la Tunisie. Or, cette théorie du complot elle est arrimée dans l’esprit de cet homme qui n’arrête pas de parler de complot. Je veux dire que si les Tunisiens ne trouvent pas de sucre, de café, de farine, etc., c’est à cause des comploteurs. Si la Tunisie ne connait pas la stabilité politique, c’est à cause des comploteurs, des traitres, etc. C’est un homme qui est littéralement arrimé à la théorie du complot. Ça, ça fait partie de son problème psychologique. Et évidemment, c’est un pur fantasme, ça n’a rien à voir avec la réalité.
Justement, le ministre des Affaires étrangères, Nabil Amar, dit qu’il n’y a rien d’anormal dans ces propos. Il dénonce des intérêts « mafieux, politiques, opportunistes, qui veulent envenimer la situation ». Qu’est-ce que vous pensez de cet argument ?
Je pense que c’est un argument tellement minable que cet homme devrait avoir honte de répéter de telles inepties. La chose pour moi la plus importante, c’est de comprendre un peu la logique de ce discours. Cette logique, elle tient premièrement au fait que c’est un président populiste qui ressemble à Jaïr Bolsonaro [ex-président du Brésil, Ndlr], qui ressemble à Donald Trump [ex-président des États-Unis, Ndlr], et si vous regardez un petit peu la rhétorique de ces gens-là, c’est toujours un peu la même chose, les étrangers, les minorités sont responsables de tous les problèmes. Et ça, malheureusement, ça réveille chez un certain nombre de gens des réflexes primitifs de rejet de l’autre. Il y a la crise économique grave dans laquelle se débat la Tunisie. Et quand il y a une crise économique grave, on cherche toujours des souffre-douleur, on cherche toujours quelqu’un sur qui mettre la responsabilité de son propre échec. Là aussi il faut mettre la situation dans le cadre géopolitique, à savoir qu’en Tunisie, même depuis le temps où moi j’étais à la présidence, il y a une pression importante de la part des pays du Nord, notamment l’Italie, pour obliger la Tunisie à jouer le rôle de garde-frontières, d’empêcher un peu les Africains de venir en Tunisie et de passer en Europe. Je ne compte pas le nombre de ministres italiens qui sont venus en Tunisie les trois dernières années, justement pour faire pression sur le gouvernement. Sauf qu’il est pris dans un piège, puisqu’une partie des immigrants clandestins, ce sont des Tunisiens. Donc comment faire pour laisser partir les Tunisiens - parce que le fait de les garder c’est un peu garder du bois sec qui peut brûler à n’importe quel moment - tout en refusant aux Africains de passer par la Tunisie ? Donc pour ces gens-là, c’est une situation impossible.
Le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux parle de 12 000 Subsahariens en Tunisie, en majorité en situation irrégulière. Est-ce qu’il y a une crise migratoire en Tunisie ?
Bien sûr qu’il y a une crise migratoire, et elle est double. C’est-à-dire que tout le Maghreb doit faire face à une crise migratoire venant du Sud, tout en étant lui-même fournisseur d’une crise migratoire. C’est-à-dire que les Algériens, les Marocains, les Tunisiens sont aussi - dus à la crise économique, à la crise politique - en train de chercher à émigrer. Donc le Maghreb est dans cette situation extrêmement difficile. Sauf que pour résoudre cette crise-là, ce n’est pas du tout par des diatribes racistes, c’est une solution politique, économique globale, qui doit être réfléchie à l’échelle de la région, pour stabiliser les populations, pour leur donner un niveau économique, une sécurité politique, parce que personne ne quitte son pays de son propre gré, et ça il faut bien le savoir. Donc c’est une problématique générale qu’il faut traiter de façon rationnelle et politique et surtout pas de cette façon-là. La répression, ça ne sert à rien.
Certaines organisations estiment que le président instrumentalise la crise migratoire pour détourner l’attention de la crise économique et sociale. Vous pensez que c’est peut-être ça la stratégie qu’il y aurait derrière ces déclarations ?
Absolument. L’État est au bord de la faillite. Et donc, cet homme qui gère le pays de façon catastrophique, parce qu’il n’a aucune expérience, essaie de trouver des excuses et c’est à la fois les immigrés ou ce sont les comploteurs. Il faut bien comprendre qu’avec Kaïs Saïed, nous sommes dans la sphère du délire, ça c’est quelque chose d’extrêmement important, et là je parle en tant que médecin.
Rfi