Transport routier à Bouaké / Gbakas, taxis, motos-taxis : un mal nécessaire pour les usagers
Depuis plusieurs décennies, de nombreuses villes africaines sont confrontées à une urbanisation croissante. En Afrique de l’Ouest par exemple, la population urbaine est passée de 4,6 millions à 72 millions entre 1950 et 2000. Elle devrait atteindre selon les spécialistes environ 134 millions d’habitants d’ici 2040. Cette dynamique démographique engendre forcément des défis importants à relever dont la mobilité des personnes.
La mobilité des populations est devenue une question préoccupante au fil des années. Pour répondre à cette problématique de déplacement des populations en zones urbaines, les autorités étatiques tentent d’apporter des solutions. Celles-ci peinent quelque fois à satisfaire la population sans cesse croissante. Ainsi, dans l’incapacité de se déplacer par le mode de transport mécanisé individuel ou par la marche du fait de longues distances à parcourir des résidences au lieu de travail ou au centre-ville, les populations à faibles revenus se rabattent-elles sur d’autres modes de transports en commun. Ces modes de transports collectifs censés contribuer au bien-être des citadins sont souvent de mauvaise qualité. Bouaké, mégalopole située au centre-nord du pays est confrontée à une croissance urbaine. Elle fait face à la faiblesse des transports en commun. En raison de l’absence d’engins de transports collectifs publics conventionnels du type autobus, pour accéder aux activités urbaines (emplois, commerces, démarches administratives) etc., les populations à faibles revenus n’ont eu d’autre choix que l’utilisation des taxis et les minibus communément appelés gbaka. Ils constituent les principaux modes de transports qui s’offrent à elles. Bouaké, deuxième ville de la Côte d’Ivoire après Abidjan, connaît une dynamique urbaine importante après la rébellion armée de 2002 et la crise postélectorale de 2010 qu'elle a connues. Face à l’absence d’un service de transport en commun régulier de type autobus, Bouaké connait la naissance de trois modes de transport à caractère collectif : les minibus communément appelés gbakas et les taxis communaux ont vu le jour à l’indépendance de la Côte d’Ivoire. Les motos-taxis, eux, sont apparus pendant la crise militaro-politique qui a éclaté en le 19 septembre 2002.
Les populations sans aucune autre alternative
La qualité du service, l’état des véhicules et le non-respect des règles élémentaires de sécurité routière constituent des dangers permanents dans l’utilisation de ces types de transport pour les populations. Elles se retrouvent d’ailleurs parfois sans autre alternative. Pour Arnaud Guédé, professeur de Français à Bouaké, l'incivisme dans le transport est inquiétant. « Entre 1960 et 2000, ces systèmes de transports en commun assuraient un service de qualité plus ou moins acceptable. Mais depuis la crise de 2002, le transport en commun à Bouaké est marqué par de nombreuses pratiques peu commodes. Celles-ci violent non seulement la législation en vigueur mais aussi font fi de toutes les règles de sécurité en matière de transport. La qualité de service et l’état des véhicules constituent un risque majeur dans la mobilité des citadins », déplore-t-il. L’analyse de l’offre de mobilité proposée aux citadins de Bouaké passe préalablement par l’appréhension du contexte urbain de la ville dans la mesure où transport et urbanisation constituent un système interactif où les deux termes agissent l’un sans l’autre. En effet, les caractéristiques géographiques des villes ainsi que le niveau de vie des populations conditionnent dans une large mesure la demande en transports. Au cours des 50 dernières années, Bouaké a connu une croissance démographique très soutenue. D’une population urbaine estimée à 85 000 habitants en 1965 (Rghp 1965), le nombre a doublé, passant à 174 000 habitants en 1975, pour ensuite atteindre 323 000 citadins en 1988. Entre 1998 et 2014, la population urbaine de Bouaké est passée de 462 000 à plus de 542 000 habitants (Rgph, 1998 et 2014), en dépit d’un ralentissement dans les années 2000, lié à l’insécurité qui a régné durant la crise politico-militaire à partir de 2002. Bouaké, capitale malgré elle de la rébellion armée, a été très affectée par les évènements. A en croire les prévisions statistiques, la population de la ville de Bouaké est estimée à plus de 900 000 habitants et le million d’habitants à l’horizon 2030. La situation sociale et économique difficile des citadins est un des éléments qui permet de comprendre l’utilisation des différents modes de transport à Bouaké. Le conflit armé qui a débuté en septembre 2002 a mis à mal les systèmes productifs de la ville. Déjà insuffisants, ils sont détériorés. Le climat des affaires s’est fragilisé davantage. Le tissu industriel qui était encore à un stade embryonnaire a marqué un arrêt. Une étude réalisée dans le cadre du Dsrp 3 en 2009 révélait une situation de pauvreté plus qu’alarmante dans la région de Bouaké. En 2002, le taux de pauvreté de Bouaké était de 32 % contre 38,4 % pour l’ensemble du territoire national. En 2008, les chiffres s’alourdissent avec 57 % de démunis dans la région contre 48,9 % pour tout le pays. Les manifestations de la pauvreté urbaine et leur amplification sont d’autant plus prégnantes que l’on assiste à un décalage entre une croissance urbaine accélérée et une économie désorganisée. Ainsi, alors que l’agglomération urbaine de Bouaké connaît une dynamique importante au niveau démographique et spatiale, elle présente de forts contrastes socio-spatiaux et la léthargie économique dans laquelle elle baigne depuis la crise militaro-politique de 2002 a accentué la pauvreté des populations. La ville de Bouaké ne dispose pas d'un service de transports collectifs réguliers, conventionnels, de type autobus. De ce fait, la mobilité des Bouakois repose essentiellement sur la marche d'une part et d'autre part sur des modes à caractère collectif pour la majorité des habitants ne disposant pas de moyens de transport mécanisés individuels. Aujourd’hui, les types de transports collectifs proposés aux citadins relèvent de deux anciens modes (taxi communaux et les minibus communément appelés gbakas) et des motos-taxis,, un pur produit de la crise militaro-politique de 2002. Les taxis et les gbakas ont fait leur entrée dans le paysage urbain de Bouaké quelques années après la proclamation de l’Indépendance, autour de 1985. L’absence de transports collectifs conventionnels a permis à ces deux modes de transport d’assurer le déplacement des populations pendant plus de trois décennies avant l’arrivée des motos-taxis en 2002. Les taxis et les gbakas sont généralement la propriété de riches commerçants et de particuliers. La majorité des conducteurs de ces engins sont des jeunes déscolarisés, des ex-combattants et des personnes ayant perdu leur emploi pendant la période des crises. Dans une ville meurtrie par la décennie de troubles sociopolitiques et où très peu d’emplois sont proposés dans le secteur industriel, cette activité de transport constitue une aubaine pour de nombreux jeunes.
Place prépondérante des taxis, gbakas et taxis-motos dans le transport à Bouaké
Estimés à 12 % des effectifs des véhicules de transport en commun à Bouaké, les taxis occupent le deuxième rang et desservent la quasi-totalité des quartiers de la ville. Cependant, dans l’exercice de leur activité, ils ont un fonctionnement un peu spécifique. Ils n’assurent pas la desserte des quartiers par le biais des systèmes de ligne. Les itinéraires ne sont pas prédéfinis d’avance. Un taxi peut transporter jusqu’à quatre personnes qui vont dans une direction commune ou allant dans des quartiers différents. Dans ce cas le conducteur débarque les passagers à tour de rôle. À Bouaké, le coût du transport des taxis communaux est officiellement de 200 F CFA. Cependant, bien souvent des négociations se font entre les usagers et les conducteurs en fonction de la distance. Certains conducteurs acceptent la somme de 100 F CFA pour les courtes distances et lorsque le lieu indiqué par le client se trouve sur son trajet. Tandis que des conducteurs obligent des usagers à débourser jusqu’à 300 F CFA ou 400 F CFA (double du tarif normal) pour les longues distances. C’est le conducteur qui fixe la durée de son temps de travail selon sa disponibilité et sa force de travail. Mais pour la plupart des conducteurs de taxis interrogés, le travail commence généralement entre 5h30 et 6 h du matin pour prendre fin dans la soirée autour de 21 h. Les taxis contribuent à la vie économique de la ville en s’acquittant de taxes mensuelles s’élevant à 5 000 F CFA. La particularité des gbakas de la ville de Bouaké, c’est qu’ils desservent généralement les quartiers périphériques de la ville à partir des têtes de lignes concentrées autour du marché central. Dans la ville de Bouaké, il existe officiellement cinq lignes de gbakas. Il y a quatre têtes de ligne encore opérationnelles même après la période de crise. La cinquième tête située au pont Djibo n’a pas survécu aux périodes troubles qu’a connues le pays. La suppression de cette ligne est due au fait que pendant les évènements violents de 2002, le quartier d’Air-France 3 a vu le départ de presque toute sa population. La desserte de ce quartier n’étant plus rentable, les conducteurs se sont rabattus sur les autres lignes. Les quatre têtes de ligne encore fonctionnelles dans la ville de Bouaké transportent les usagers de dix quartiers péricentraux. Avec un parc automobile n’atteignant pas les 1 000 véhicules, les gbakas représentent 4 % de l’effectif des véhicules de transport collectif dans la ville de Bouaké. Tout usager qui se déplace en gbaka doit débourser la somme de 150 F CFA pour le transport, excepté celui du quartier Gonfreville qui ne paie que 100 F CFA. Selon les conducteurs, les minibus gbakas sont mis en circulation dès 6 h, le matin et les derniers clients sont transportés autour de 20 h.
Le moto-taxi à Bouaké, comme les Zemidjan au Bénin, les Boda-Boda en Ouganda ou les Bend-skin au Cameroun, a vu le jour en Côte d’Ivoire et particulièrement dans sa moitié Nord pendant la crise militaro-politique de 2002. Il s’est imposé comme mode de transport collectif dans le paysage urbain de Bouaké en l’absence des taxis communaux et gbakas pendant la crise. À la fin du conflit armé en 2011, ce type de transport des individus sur des engins à deux roues (moto) a pris de l’ampleur et est devenu le service de transport à caractère collectif le plus répandu dans la ville de Bouaké. Il représente aujourd’hui plus de 80 % de l’ensemble du système de transport collectif à Bouaké. Cette ampleur du développement des motos-taxis dans le transport local est due à leur rapidité, leur disponibilité à tout moment. En outre, les motos-taxis conduisent les passagers jusqu’au domicile dans les quartiers inaccessibles comparativement aux autres modes de transports à cause du mauvais état de la voirie. Du coup, les femmes y ont souvent recours. L’activité de moto-taxi est généralement autofinancée par les individus qui la pratiquent ou par leurs proches. La majorité des acteurs interrogés sont des déscolarisés, des ex-combattants (les démobilisés de guerre) et des chômeurs. Le coût minimum du transport par les motos-taxis est de 200 F CFA. Cependant, ce coût est revu à la hausse en fonction de la distance à parcourir et des heures d’emprunt. Tard dans la nuit, lorsque les taxis et gbakas sont absents, le coût des motos-taxis peut aller du simple au double. Les motos-taxis fonctionnent un tout petit peu comme les taxis. Ils n’assurent pas les dessertes à partir des têtes de lignes. Cependant, ils ont des points de regroupements à certains carrefours animés de la ville ou des quartiers. Les motos-taxis sont aujourd’hui ancrés pleinement dans les systèmes de transports collectifs de la ville de Bouaké. Organisés en syndicat (Smtb), ils participent à l’économie de la ville en payant des taxes mensuelles de 3 000 F CFA auprès des services de la mairie. Par ailleurs, l’ampleur de l’activité pousse les autorités à les organiser. Un recensement selon la mairie dénombre plus de 7 000 taxis-motos en activité à Bouaké. Les taxis, les gbakas et les motos-taxis constituaient les seuls moyens de transport collectif des populations dans le paysage urbain de Bouaké. Malgré leurs caractéristiques plus ou moins différentes, ces trois modes de transport collectif jouent un rôle important dans la dynamique urbaine de Bouaké. Ils permettent aux habitants de rallier quotidiennement les différents quartiers d’une ville de plus en plus étendue. Avant la crise de 2002, les gbakas et les taxis rencontraient un certain succès auprès des populations. L’engouement suscité par ces deux modes de transports résultait (en l’absence d’autobus) du minimum de confort et de sécurité qu’ils apportaient aux usagers.
Un risque sécuritaire criant
Aujourd’hui, l’assurance de voyager confortablement et en sécurité quand on utilise des gbakas et des taxis dans la ville de Bouaké est moindre. La majorité des usagers enquêtés disent utiliser ces modes de transports collectifs presque par contrainte. En effet, depuis la crise de 2002, les conducteurs de taxi ont remplacé le carburant par le gaz butane pour faire fonctionner les véhicules. Depuis 2013, on estimait à 80 % le nombre de taxis qui roulaient au gaz. En 2022, selon les responsables syndicaux rencontrés, la quasi-totalité des taxis de Bouaké s’alimentent au gaz butane, bien que cette substance soit interdite pour le transport par la loi n° 92-469 du 30 juillet 1992 portant répression des fraudes en matière de produits pétroliers et des violations aux prescriptions techniques de sécurité. « C’est l’absence de coordination et le manque d’initiative de la part des différentes structures administratives qui expliquent en partie l’ampleur de ce phénomène. Sinon comment comprendre l’évolution d’un tel désordre malgré l'interdiction formelle et la présence de tous les services de répressions (police, gendarmerie, douane, Répression des Fraudes et Contrôle de la Qualité du ministère du commerce). Les bombonnes sont chargées dans les taxis au vu et au su de tous sur les grandes artères de la ville malgré la peine d’emprisonnement de quinze jours à un an et une amende de 100 000 à 500 000 F CFA pour toute infraction (article 4 de la loi de 1992). C’est l’aspect économique qui a favorisé l’utilisation du gaz dans le système de transport à Bouaké », dénonce dame A. Koné, infirmière à Bouaké. Selon les conducteurs, à raison d’une bouteille pour 3 heures d’activité, quatre à cinq bouteilles de gaz butane B6 (la petite bouteille) suffisent pour une journée de travail allant généralement de 6 heures du matin à 21 heures. À 2 500 F CFA la bouteille de gaz B6, les conducteurs indiquent débourser environ 10 000 F CFA par jour au lieu de 20 000 F CFA, voire plus en achat de gasoil. Cette situation semble satisfaire les conducteurs qui comptent en bénéficier encore longtemps malgré les risques que cela comporte. En ce qui concerne les minibus (gbakas), l’état de dégradation avancée du parc de véhicules constitue un véritable danger pour les usagers. En effet, la longue période de crise militaro-politique de 2002 a désorganisé le système de transport à Bouaké et a porté un coup d’arrêt au renouvellement du parc auto. Les gbakas de la ville de Bouaké, contrairement à ceux de la métropole abidjanaise sont caractérisés par une grande vétusté. Ainsi, les anciens moyens de transports collectifs (taxis et gbakas) qui jadis permettaient une mobilité sûre et sécurisée des citadins à Bouaké ont perdu ces valeurs à cause de la longue période de crise qui a mis à mal tout le système de transport local. Qu’en est-il des motos-taxis, nouveau de mode de transport collectif dans le paysage urbain de Bouaké ?
Au niveau du mode de transport: les motos-taxis, la grande majorité (plus de 90 %) des conducteurs ne disposent d’aucun permis de conduire pour cette activité sur l’espace urbanisé de Bouaké. En d’autres termes, ces conducteurs de motos-taxis n’ont subi aucune des épreuves prescrites par la législation en vigueur et exercent donc cette activité de transport sans connaissance du code de la route. En plus de l’absence de permis de conduire, les motos-taxis font fi des règles élémentaires en matière de sécurité comme indiqué par l’ordonnance n°2000-67. Ni les usagers, et certains conducteurs malgré les caravanes de sensibilisation, ne disposent d’un casque de protection pendant les trajets. Le transport de plusieurs individus sur une moto habilitée à transporter seulement deux personnes présente une des situations les plus périlleuses. À Bouaké, il n’est pas rare de voir des véhicules deux roues motorisés surchargés avec trois, quatre, voire parfois cinq individus. Les dangers dans ces conditions sont énormes. Les services des sapeurs-pompiers annoncent que plus de 80 % des cas d'accident de la circulation concernent les motos-taxis ou sont provoqués par ceux-ci. Pour les services de la mairie, 2/3 des accidents dans la ville, sont causés par les motos-taxis. Enfin, pour le personnel du Centre hospitalier universitaire de Bouaké, il ne se passe un jour sans que l’hôpital ne reçoive des accidentés des motos-taxis. Ces accidents depuis la période de crise ont provoqué, selon les autorités, plusieurs morts et de nombreux blessés même si des chiffres officiels ne sont pas communiqués.
Des autobus de la Sotra à Bouaké : un ouf de soulagement !
Au vu de ce constat amer suite à la misère des populations de Bouaké en milieu du transport urbain, depuis le 24 septembre 2021, l'État de Côte d'Ivoire, à travers le ministère des Transports, a procédé au déploiement de plus 100 autobus de la Société des transports abidjanais (Sotra). Les populations de Bouaké ont accueilli ces bus de la Sotra dans une joie totale car l'arrivée des bus est comme une épine que le ministre-maire, Amadou Koné, venait d'enlever dans les pieds de ces populations. Ils jouent un rôle particulièrement important dans la couverture en mobilité des populations à faible revenu dans une ville marquée par son organisation spatiale contrastée, son étendue et les effets négatifs de la période de troubles des années 2000 (dégradation du réseau viaire, forte augmentation de la pauvreté). Enfin, dans la période de la Coupe d'Afrique des nations (Can), les bus de la Sotra viennent combler ce grand vide qui perdure depuis l'indépendance. L'arrivée de la Sotra est un ouf de soulagement pour les populations et surtout les étudiants qui l'ont souhaitée depuis des décennies. Ainsi, en dépit de ses faiblesses et des problèmes qu’il pose, le système de transport actuel joue un rôle essentiel dans la ville. Pour qu’il devienne plus sûr, plus durable et dans l’intérêt des populations, il incombe aux différents acteurs de poser des actions concrètes en termes de sensibilisation, de formation et d’encadrement qui pourraient allier à la fois les intérêts socio-économiques des nombreux acteurs du secteur et la réduction des risques dans l’utilisation de ces modes de transports collectifs. Cela suppose une volonté politique des autorités, la mobilisation de moyens conséquents, pas facile à réunir en période de post-crise, et l’accord d’un secteur privé composite, allant des riches propriétaires de gbakas aux jeunes déscolarisés conducteurs de motos.
Oscar Kouassi
Correspondant régional