Côte d’Ivoire / Procès du cartel de la drogue : Un Espagnol explique comment le cartel fait entrer et vend la poudre dans le pays
Les personnes accusées dans le trafic de cocaïne en Côte d’Ivoire défilent devant la Cour du pôle pénal économique et financier d’Abidjan pour se défendre.
La petite salle d’audience du pôle pénal économique et financier à Cocody-carrefour Chu, était remplie aux trois quarts par les détenus, identifiés par un numéro sur leurs chasubles de couleur orange ou verte. Ils étaient une quinzaine, le jeudi 7 mars 2024, à avoir été sortis du pôle pénitentiaire d'Abidjan autrefois appelé Maison d’arrêt et de correction d’Abidjan (Maca), sur les dix-neuf accusés : l’une d’entre eux est absente, les autres, en liberté provisoire, se tiennent au fond de la salle. Tous sont inculpés pour une vaste affaire de trafic international de cocaïne, sous différents motifs : trafic de stupéfiants, association de malfaiteurs, coups et blessures volontaires, fraude fiscale. Parmi eux, on trouve des Espagnols, des Italiens, des Colombiens, des hommes d’affaires libanais, des Ivoiriens, dont un élu du conseil régional de San pedro et plusieurs hauts gradés de la police et de l’armée. Le cerveau présumé de l’affaire est un dénommé Miguel Angel Devesa Mera, un ancien policier espagnol, établi depuis 2018 à San Pedro. Premier à passer à la barre, il coopère sans grandes difficultés. Il se montre d'ailleurs très prolixe. Il explique comment le Cartel faisait entrer la cocaïne en Côte d'Ivoire et organisait sa vente avec la complicité de certains corps habillés indélicats avides d'argent. Il ne manquera même pas de le dire à la présidente du tribunal qui l’a invité à donner son avis sur la déposition, une semaine plus tôt, de l’ancien commissaire de la police criminelle de San Pedro, Karamoko Dosso. « C’est une bonne personne, commence Miguel Devesa d’une voix traînante. Mais sur le plan professionnel, il manque de formation, comme tous les policiers ivoiriens. » La phrase résonne comme une litote : le commissaire, qui dit avoir été « ami » avec le prévenu depuis fin 2021, a reconnu avoir reçu de sa part 2 millions de francs CFA (quelque 3 000 euros) en liquide et plusieurs dons en nature. Devesa Mera affirme lui avoir donné au commissaire « beaucoup plus que ce qu’il dit, 9 ou 10 millions de francs CFA ». L’objectif, précise-t-il, était d’abord de lui soutirer des informations sur le fonctionnement de la police de San Pedro et de s’assurer qu’il n’était pas recherché en Côte d’Ivoire. Mais en avril 2022, le trafiquant est contraint d’impliquer davantage Dosso, pour tenter de circonscrire « l’affaire de Koumassi ». « Vous devriez mieux payer vos policiers ! » C’est dans cette commune d’Abidjan que tout commence. Le 15 avril 2022, la police est alertée par une prostituée. Un de ses clients aurait refusé de la payer et serait même devenu violent. Il lui aurait également proposé de la cocaïne, précise-t-elle. En allant interpeller le client, les agents découvrent, dans la maison qu’il occupe, 168 kg de cocaïne. L’homme, un Colombien nommé Gustavo Alberto Valencia Sepulveda, ne serait qu’un exécutant, chargé de garder en lieu sûr une partie de la drogue. Son interpellation constitue le point de départ de l’enquête qui mènera à la découverte de deux tonnes de cocaïne et à l’arrestation de Miguel Angel Devesa Mera et de ses complices présumés. Pressentant le danger, le trafiquant confie son embarras au commissaire Dosso, qui l’introduit alors à son collègue, le commandant de la section de lutte antidrogue de San Pedro, Lamand Bakayoko. Karamoko Dosso, lui, nie tout en bloc. Il ne connaissait pas la nature des activités de Miguel Angel Devesa Mera, promet-il, et s’il a été recruté, c’est « sans qu’il le sache ». L’ancien commissaire s’emporte, bafouille, jure plusieurs fois ne pas être « un bandit ». Mais Miguel Angel Devesa Mera enfonce le clou, interpelle la présidente de la cour : « Si vous voulez éviter que la Côte d’Ivoire devienne un narco-Etat, vous devriez mieux payer vos policiers ! » Le volume de drogue passant par la Côte d’Ivoire a été multiplié par dix ces dernières années, évalue-t-il. « Avant, faire entrer 1 kg de cocaïne coûtait 10 millions de francs CFA. Maintenant, c’est 5 millions. Tout ça avec la complicité de la police et de la marine ! » Et de conclure, fataliste : « C’est le hasard qui m’a fait tomber, pas la police. »
Quelque chose cloche
Puis vient le tour de Lamand Bakayoko. Lui n’aurait rencontré Miguel Angel Devesa Mera que quelques jours avant son arrestation, le dimanche 17 avril 2022. Le commissaire Dosso lui présente alors son « ami », un « opérateur économique », qui raconte qu’« un de ses petits » a été trouvé en possession de cannabis après une « bagarre avec une prostituée ». Bakayoko se dit tout d’abord impuissant, mais promet qu’il « verra ce qu’il peut faire ». Simple « formule de politesse », selon lui. Au départ de Bakayoko, l’Espagnol lui remet une liasse de 500 000 francs CFA, qu’il partage avec le commissaire Dosso. « Mais quelque chose cloche », selon le commandant de la section de lutte antidrogue de San Pedro. Le lendemain, il raconte à ses collaborateurs l’étrange rencontre, la forte somme d’argent remise et la mauvaise impression que lui a laissée Miguel Angel Devesa Mera. « Il ne ressemblait pas à un opérateur économique, admet-il. Il avait une attitude antipathique, un regard effrayant. Je n’ai pas pu le regarder dans les yeux. Lamand Bakayoko participera à l’enquête, perquisitionnant le domicile de Devesa Mera et interpellant César Ouattara, un élu du conseil régional de San Pedro, que le trafiquant présente comme son homme de confiance sur place, avant de se voir retirer l’enquête et d’être à son tour inculpé. Miguel Angel Devesa Mera a pourtant choisi d’innocenter Lamand Bakayoko à la barre. « On me l’a présenté dans les dernières minutes, précise-t-il à la Cour. Il ne savait rien et il ne m’a aidé en rien. Lui, je pense que c’est un bon policier. » Le principal accusé accable en revanche un troisième haut gradé : Guy Serge Leila Kouassi, l’ancien commandant de la base navale de San Pedro. Comme ses prédécesseurs, celui-ci ne reconnaît pas les faits. Miguel Angel Devesa Mera lui aurait été présenté comme « l’ami de tous les marins », raconte-t-il, supposé travailler sur des relevés hydrographiques. Cartel colombien L’Espagnol est prompt à mettre la main au portefeuille, distribue enveloppes et cadeaux. Leila Kouassi raconte ainsi une scène étrange : en novembre 2021, Devesa Mera l’aurait appelé, prétextant le vol d’un moteur de bateau, pour lui demander de le rejoindre avec des agents armés. Arrivant à son domicile avec deux hommes, qu’il laisse à la porte, Leila Kouassi aurait constaté que Devesa Mera était paisiblement assis avec un inconnu, un Colombien. Selon Le policier mis en cause, le pseudo-vol n’était qu’un prétexte, aurait alors reconnu Devesa Mera pour le faire venir et lui présenter son associé colombien, à qui il souhaitait prouver la disponibilité de la marine. Le commandant se serait fâché, « l’homme d’affaires » l’aurait amadoué et lui aurait tendu un peu d’argent « pour son transport » : 80 000 francs CFA, et trois canettes de Coca-Cola pour lui et ses hommes. Le récit de Miguel Angel Devesa Mera diffère radicalement. Selon lui, ce jour-là, le commandant serait venu en uniforme, à sa demande, rencontrer son associé envoyé par un cartel colombien. Un peu plus tôt, Leila Kouassi aurait accepté de l’aider à faire entrer les deux tonnes de cocaïne à San Pedro, moyennant « 80 ou 90 millions de francs CFA ». Le commandant devait s’assurer qu’aucun de ses hommes ne serait présent au port lors du déchargement, et le tenir au courant de la date d’arrivée d’une frégate de la marine française qui risquait de compromettre les opérations. Informé par Leila Kouassi que le navire arriverait le matin du « 8 ou 9 février », le présumé cerveau de ce trafic serait ainsi parvenu à le prendre de vitesse et à débarquer la cocaïne au petit matin, quelques heures avant l’arrivée du navire français. Pour ce service, Kouassi aurait touché près de la moitié de la somme convenue, 40 millions de francs CFA, en attendant que la drogue soit transportée à Abidjan. « S’il n’a pas fait entrer ses hommes quand il est venu à mon domicile, c’est juste parce que Leila Kouassi n’aime pas partager », affirme Devesa Mera, indifférent aux murmures de l’assistance. Le commandant était le seul, avec César Ouattara et lui-même, à connaître la date du débarquement, assure-t-il. « J’avais besoin de César Ouattara pour contrôler la route terrestre et de Leila Kouassi pour contrôler le port de San Pedro, résume Miguel Angel Devesa Mera. Aux autres, j’en ai dit le moins possible ». Le procès est prévu reprendre, ce matin de jeudi 14 mars 2024.
Y.C.
Avec Journal Le Monde